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Le duc de Beaufort en eut le souffle coupé et bien malgré lui il ressentit pour son ennemi intime une admiration si vive, si fervente, qu’il eût aimé le serrer en ses bras… quitte à l’occire peu ensuite !

Pour réussir pareil coup, il fallait manière d’être de la fine fleur de la chevalerie des temps jadis, courage confinant à la folie, totale maîtrise de l’épée et du cheval, esprit de très grande audace à imaginer pareille chose et sens de l’honneur sans faille qui fait qu’on n’abandonne point le cadavre d’un ami aux mains de l’adversaire, fût-il cent fois plus nombreux.

Le peuple réuni place Dauphine, les soldats de la Fronde, un parti d’Espagnols et un groupe de Miliciens, nul ne bougea, nul ne songea à entamer la poursuite et tous se demandèrent s’ils n’avaient point rêvé.

Beaufort le tout premier !

Ils n’étaient que quatre, arrivés sur la place au grand galop, les foulards rouges couvrant le bas de leurs visages.

Celui qui se tenait en tête était monté sur ce grand cheval noir qu’on n’avait point réussi à capturer sur les quais, et pas davantage en l’Hôtel de Carnavalet où attendaient des Miliciens car la bête, remarquablement intelligente, devait connaître autre lieu de rendez-vous où elle retrouva son maître.

Le maître !… Maître en l’épée !… Et quel cavalier !…

Quelle allure, aussi !… Le feutre marine au bord rabattu sur les yeux avec, au vent, ses longues et magnifiques plumes rouges et blanches… La grande cape noire et puis cette arrivée au galop sur la place Dauphine, le cavalier littéralement debout sur ses étriers, l’épée tel un éclair coupant la corde retenant un des pendus et juste derrière, à la seconde près, un second cavalier – Frontignac – arrivant juste à temps pour recueillir par le travers de son cheval le corps identifié comme celui d’un galérien libéré par Mazarin qui le fit baron, et qu’on nommait Bois-Brûlé.

À peine reprenait-on ses esprits qu’un second cavalier, à l’extraordinaire coup d’épée, en lequel certains reconnurent Fervac, officier aux Gardes Françaises, se dressait pareillement sur ses étriers, coupait la corde retenant par les pieds Henri de Plessis-Mesnil, marquis de Dautricourt, tandis que le dernier cavalier – Florenty –, à la seconde près, recevait le corps et s’enfuyait sans avoir ralenti son galop un seul instant.

La place Dauphine, sans les deux Foulards Rouges pendus par les pieds, sembla brusquement vide aux cœurs les plus endurcis.

Pour tous les autres, elle retrouva son humanité.

Le comte de Nissac se sentait épuisé.

Il n’avait point dormi de la nuit, veillant Mathilde après que le duc de Salluste de Castelvalognes, qui avait appris la chirurgie en Italie, eut retiré avec un art des plus remarquables la balle logée en l’épaule de la jeune femme.

Au matin, il avait fallu monter avec ses trois compagnons cette affaire délicate, place Dauphine, où Dautricourt et Bois-Brûlé se trouvaient ignominieusement pendus par les pieds à la branche d’un arbre.

Et à présent, il n’était point auprès de sa tendre Mathilde que le batelier espion de Mazarin emmenait à Saint-Denis où s’était installée la Cour.

Le comte se tenait très droit en le jardin de la petite église où se voyaient les tombes de Nicolas Louvet, Melchior Le Clair de Lafitte et Joseph Fiegel, le père de Mathilde.

Trois nouvelles tombes se trouvaient peu à peu comblées par deux jeunes jésuites. D’autres pères avaient travaillé pendant la nuit afin de graver des noms sur les croix en pierre blanche et ces six croix, toutes semblables en leur simplicité, donnaient grande majesté et ordonnancement militaire à l’endroit.

Sur les croix surmontant les tombes fraîches on pouvait lire tour à tour « Baron César de Bois-Brûlé », « Henri de Plessis-Mesnil, marquis de Dautricourt » et « baronne Éléonor de Montjouvent ».

Un colonel des dragons fit déposer par de jeunes officiers six gros bouquets de lys, au nom de Sa Majesté le roi et de Son Éminence le Premier ministre, puis il se retira avec ses hommes.

Les barons de Frontignac et de Fervac, nés la même année, nouèrent autour des six tombes six longues écharpes de soie rouge, puis se rangèrent aux côtés de leur chef.

Les quatre Foulards Rouges et le baron Jérôme de Galand tirèrent l’épée et la tinrent un instant à quarante-cinq degrés.

Ainsi s’achevait la cérémonie.

Fervac, Florenty et Frontignac s’approchèrent des chevaux, laissant Nissac et Galand en tête à tête.

Le policier, une infinie tristesse dans le regard, posa une main légère sur l’avant-bras du comte :

— Merci !… Merci de l’avoir accueillie ici, parmi tous vos braves.

Surmontant son émotion, le comte de Nissac tenta de se donner un ton d’autorité qui ne fut point convaincant :

— Comme nos amis, madame de Montjouvent est enterrée avec foulard rouge autour du cou car elle a gagné ce droit en chargeant à cheval en l’affaire d’Auteuil.

Il hésita et ajouta, plus bas :

— Et parce que vous l’aimiez, ami !

Le général de police leva sur le comte des yeux soudain rougis, car sans doute retenait-il ses larmes :

— L’aimer !… Vingt années de totale solitude, rencontrer au hasard de cette affaire une femme qui me comprit et pénétra mes secrets d’un regard, croire que ma vie allait changer et me voir ainsi tout retirer… Si leur Dieu existe, c’est une brute.

D’une voix douce, le comte répondit :

— Il n’est point que Dieu. Les idées de liberté qui sont les nôtres viennent des hommes. Des hommes tels que vous, Jérôme.

— Non. Mon temps s’achève. J’en finirai avec ces chiens enragés de la Fronde, mais la vie a perdu tout intérêt.

— Vous ne pouvez pas parler ainsi !… Pas vous !…

— Je le peux. Ce n’est que ma vie, après tout, et quelle valeur a-t-elle puisque la seule qui s’en soucia autrement qu’en pure amitié n’est plus là ?… Ce n’est pas à vous, cher comte, que je dois dire pareille chose vous ayant observé avec madame de Santheuil.

Le comte baissa la tête, Jérôme de Galand ne se contenta point de cet acquiescement muet :

— Pourriez-vous lui survivre ?

La réponse tarda puis, regardant le général de police droit dans les yeux :

— Non !… Non, je ne le pourrais point. Les chagrins d’amour ne tiennent pas compte de l’âge, Jérôme. J’ai vu pleurer un soldat de seize ans, et un général de soixante-dix ans, chacun malheureux à en mourir parce que leur belle les avait quittés, la première étant bergère et l’autre comtesse…

Jérôme de Galand ferma les yeux.

— Parlez, ami, parlez !… Dites ces paroles de vérité, les seules que je veuille entendre.

— Mon cœur est plein d’amertume de l’injustice qui vous est faite. J’ai quarante et un ans, vous en avez cinquante-trois. À nos âges, on sait le poids des amours sans réussite, des années enfuies, de la jeunesse qui ne reviendra plus. On sait la valeur sans pareille d’une étreinte, d’une caresse, d’un baiser… Nous savons tant de choses, mais on nous regarde moins. Sauf…

Galand l’interrompit avec véhémence :

— Pourtant, elles nous ont vus. Tous les deux !… Madame de Santheuil vous a vu !… Éléonor m’a vu !..

Le comte regarda les six tombes, les croix blanches aux écharpes de soie rouge et il nota avec surprise que c’était là les couleurs des plumes de son chapeau. Mais il ne se laissa point distraire par cette étrange découverte, voulant aller au bout de son explication :

— Et pourquoi les baronnes de Montjouvent et de Santheuil nous ont-elles remarqués ?

Jérôme de Galand réfléchit longuement, puis répondit :

— Je ne sais !… Vraiment, je ne sais !… Vous, c’est l’évidence, vous avez la naissance, la puissance et la gloire. Mais moi ?

— Oubliez la puissance et la gloire !… Nous fûmes remarqués par ces femmes exceptionnelles parce que nous étions porteurs de l’Idée.

— L’Idée !… répéta Galand, indécis.

Le comte adopta un ton plus passionné :

— L’Idée, la seule chose qui va vous faire survivre à Éléonor de Montjouvent. L’Idée pour laquelle elle vous a peut-être aimé, admiré, sans doute. L’Idée qui changera tout, la liberté de penser, d’écrire, de se réunir, la fraternité, la liberté.

Galand eut un pâle sourire.

— Mon ami !… N’essayez point de me faire trouver goût à la vie !

— Je ne vous tente point, je vous l’ordonne car à présent, vous voilà sous mon autorité.

Le baron jeta un regard d’incompréhension au comte qui précisa :

— Oh, je ne parle pas d’égal à égal, de général d’artillerie à général de police. Je parle d’autre chose qui est société secrète où n’entre point qui veut…

Le comte fit signe à Frontignac qui amena joli coffret.

Nissac l’ouvrit, en sortit un foulard rouge et le noua autour du cou de Jérôme de Galand :

— Vous êtes des nôtres, baron. Votre vie ne vous appartient plus.

Le général de police, bouleversé, ne trouva point ses mots et hocha la tête.

Les foulards rouges
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